Cette œuvre, du Groupe 50:50, est une représentation d’un théâtre musical se positionnant comme un cocktail de mediums et d’expressions artistiques. Elle table, d’après notre compréhension, sur trois grands angles dont la problématique des restes humains et d’objets culturels dans des collections muséales, universitaires, officielles et privées se trouvant en Europe et en Afrique ; les questions axées sur la chose environnementale, ici abordées, via la déforestation des espaces naturels du peuple Mbuti ; et les dénonciations portant sur la corruption en RD-Congo.
D’une manière générale, le terme « Fantôme » est ici une métaphore. Il personnifie les problématiques ci-haut énumérées. Il est abordé dans tous ses aspects et, d’après sa définition au premier degré, il est une manifestation spirituelle qui s’exprime généralement sous une forme incorporelle de l’âme d’un mort. Un fantôme est autant désigné par les termes : spectre, revenant, etc.
Ainsi donc, les concepteurs de cette pièce théâtrale pensent faire revenir, par la magie de l’art : Ngowe, Abelua, Iksati, Aneka, Basaga, Mavuo et Ngala ; quelques personnes Mbuti ayant été déterrées, de leur lieu d’inhumation appelé Bakia. Ces personnes étaient mortes et enterrées, pour ensuite être déterrées en 1952 par Boris Adé, un médecin suisse, dans la province du Haut-Uéle. De Wamba, elles ont été amenées, pour des études anthropologiques, à l’Université de Genève.
Faire revenir ces humains, par l’entremise de cette œuvre scénique, qui entre dans le compte d’un plaidoyer visant leur retour physique afin d’être à nouveau enterrés, après des rituels consacrés, est une volonté qui s’accompagne par un cri de réclamation d’une réparation pour les torts subis. En filigrane, il s’agit aussi d’une réclamation de plus de 600 restes humains ayant quasiment subi le même tort. Oui, pour être à nouveau inhumés ; d’où, surgit la question de possibilité pour un homme d’être enterré deux fois, interrogation émise par l’un des personnages dans la pièce.
Faire appel à ces personnes, qui d’après les croyances locales, sont actuellement des esprits à la recherche d’un repos car n’ayant jusque-là pas encore été inhumés en bonne et due forme. Il est à remarquer comment leurs noms y sont invoqués avec toute la conviction que les voix humaines leur sont jusqu’à présent audibles. Mais la question posée précédemment portant sur le « double enterrement » d’une personne ayant été exhumée reste délicate et en suspens, même au sein de la communauté Mbuti.
Mbuti et non pygmée
En effet, le mot Pygmée est issu du « grec ancien « pugmaios : haut comme le poing », désigne un individu appartenant à des populations spécifiques caractérisées par leur petite taille, inférieure à 1,50m de haut. Il ne s’agit pas de nanisme au sens médical du terme… Il est aussi employé comme adjectif pour définir certaines espèces animales caractérisées par leur taille réduite ». (Voir Wikipedia).
Tout au long du parcours qu’offre cette pièce théâtrale, le concept « Pygmée » n’a nullement été mentionné par les artistes car visiblement réducteur, à leurs yeux. Ils ont plutôt préféré utiliser le nom propre de cette communauté, qui est « Mbuti ». Mais, contrairement à ces artistes qui semblent vouloir aussi axer le processus de décolonisation sur l’onomastique, quelques-uns des Mbuti intervenant dans les vidéos projetées se sont pourtant identifiés entant que Pygmées. Paradoxalement, le mot « bantou » a été plusieurs fois utilisé par les artistes. Pourquoi ne pas aussi utiliser les noms propres de ces communautés « bantoues » ou « nilotiques », comme avec les Mbuti, par exemple : Budu, Ngbetu, Yogo, etc. ?
Dire « bantou » est-il valorisant ou réducteur ? Dans la pièce, il y a aussi des témoignages sur comment les bantous continuent à porter un regard négatif sur les Mbuti ou d’autres peuples partageant les mêmes caractéristiques physiques et culturelles avec eux. S’impose alors, à travers cette œuvre, une remise en question des terminologies utilisées pour désigner les uns et les autres. En fait, se dégage via cette pièce théâtrale une campagne visant à sensibiliser le grand public au bannissement des terminologies péjoratives chargées de fantômes de la colonisation, instituées dans l’imaginaire collectif depuis le 19iem siècle par des « savants » ; terminologie ancrées, avec leurs charges, dans le subconscient collectif. L’ethnologie et les sciences coloniales sont ici mises sur la sellette.
Les Mbuti sont des habitants du nord-est de la RD Congo plus connus par leur textile particulier, fait d’écorces d’arbres battues, aux motifs particuliers. Ils sont naturellement de taille différente de celles d’autres peuples, mais sur les vidéos, faisant partie de l’ensemble de la pièce théâtrale, celle-ci n’a pas été mise en exergue. Le choix de faire abstraction à cet aspect des choses semble être justifié par le non perpétuation de la considération réductrice de ce peuple, via leur taille. Néanmoins, il aurait été mieux de les représenter tels qu’ils sont, car c’est comme ça qu’ils sont et ils n’ont pas à justifier cela. Les prises de vues, choisies et censurées, contribuent plutôt à la falsification d’une partie de leurs composantes physiques qui est leur taille qu’ils portent naturellement.
Cette pièce de théâtre, riche en images et rebondissements, fait voyager les spectateurs dès les premiers instants, via un « traveling » dans la vidéo expérimentale projetée. A partir de l’entrée de la façade de la cathédrale de Wamba, le spectateur se retrouve dans le ventre d’une église de Berlin en auditionnant une musique classique européenne dans un monde non linéaire où s’alterne images, sons et mouvements évoquant des instants festifs, funèbres tricotés avec des fils rouges d’expériences personnelles, des fantasmes et des sentiments de culpabilité, de répulsion, de condamnation, d’ironie et d’indexation.
La diversité musicale est restée la corde qu’ont fermement ténu toutes les narrations qui structurent cette aventure. Elle est performance, elle est « à la croisée des genres : elle reprend des complaintes funèbres issues de la musique classique européenne et de la musique traditionnelle congolaise et se penche sur les chants polyphoniques ancestraux des Mbuti, qui étaient chantés bien avant que des requiem polyphoniques ne soient composés en Europe. En effet, ces chants polyphoniques complexes étaient utilisés pour célébrer les morts », disait Patrick Mudekereza.
Avec subtilité et mots crus, les auteurs des affres de la colonisation sont cités et indexés ; des conversations et discours officiels sont adaptés au théâtre et reproduits, comme par exemple, une conversation avec l’un des responsables de l’institution où se trouvent actuellement les restes de corps de madame Aneka et de monsieurs : Ngowe, Abelua, Iksati, Basaga, Mavuo et Ngala. Cette conversation montre combien le « dénie » est encore vivant dans la plupart des institutions ici incriminées. A vrai dire, la pièce n’a pas su suffisamment traduire le choc, l’atrocité ou le sentiment de désolation que fournit toute la littérature portant sur les actes de Boris Adé ; son obstination et ses subterfuges pour soi-disant « contribuer à la science », à travers la déshumanisation de l’autre. La pièce a quelque peu atténué le côté strictement macabre et funèbre, de cette histoire, en y apportant de la gaité par la musique et quelques pas de danses plutôt festifs, avec la sauce de la rumba congolaise accompagnée par d’autres genres musicaux, comme dit ci-haut.
Enfin s’impose, à travers cette pièce de théâtre, le besoin d’une psychanalyse des certains musées et institutions scientifiques occidentaux. Position émise par l’un des personnages dans la pièce. Les musées situés en Afrique ne sont pas à épargner. Ils doivent, de même, questionner la notion de musée telle qu’instituée au 18iem siècle en occident. Apparemment cela permettrait, comme dirait un autre acteur, de « faire les deuils refoulés ». Une psychanalyse institutionnelle sur le manque d’éthique, traduit par le dénie et la privation du droit d’être « Homme », à l’autre. Un duel entre « la science pour les majeures découvertes, à travers les recherches approfondies » et « l’éthique, le bon sens, l’humanité de l’autre, ses droits d’avoir une sépulture digne, son héritage culturel passé du fonctionnel au décoratif, par un processus de muséification ou d’esthétisation (voir Mudimbe dans L’Odeur du père).
Les questions de la déforestation et de la destruction de l’habitat naturel de ce peuple, par le biais des entreprises locales et internationales, ont aussi été abordées et les noms ont été cités dans la pièce. Des entreprises qui exploitent du bois en ne tenant pas compte de l’impact que cela entraine, tant sur la population qui y vivent que sur les questions climatiques actuelles. De leur côté, les autorités congolaises n’ont pas été épargnées car contribuant à cette économie de prédation, elles facilitent cette tâche par la corruption, d’une manière ou d’une autre.
Dorine Mokha, un artiste congolais décédé en 2021, a été cité à moult reprises dans la pièce. Il aurait été, d’une manière ou d’une autre, l’un des architectes de cette œuvre, c’est ainsi que son nom est constamment cité en guise d’évocation des souvenirs, d’hommage et de partage de derniers moments passés avec lui. ET, c’est avec une cérémonie épousant la forme d’un deuil consacré à cet artiste, avec tous les acteurs autour des lampes allumées en forme de cercle, que les rideaux de ce théâtre ont été symboliquement descendus.
JEAN KAMBA