Le nom de Tharcisse Tshibangu Tshishiku est lié à la théologie chrétienne africaine contemporaine d’une manière indélébile, et il le sera de génération en génération. En effet, c’est en 1960, précisément le 29 janvier, qu’a eu lieu à Kinshasa, dans un contexte universitaire, un débat historique de principe sur les conditions de possibilité d’avoir en Afrique une Théologie chrétienne appelée: africaine. Ce débat, avait comme protagonistes, d’une part, le Doyen de la Faculté de Théologie de l’Université Lovanium de Kinshasa, Alfred Vanneste, et d’autre part, Tharcisse Tshibangu Tshishiku, à l’époque étudiant dans cette même Université. Le premier soutenait la thèse selon laquelle la théologie chrétienne est d’abord universelle, et par conséquent, elle ne peut pas être appelée africaine, mais néanmoins elle peut mutatis mutandis subir des adaptations du point de vue pastorale et catéchétique. À en croire Alfred Vanneste, il n’était pas envisageable, pour les chrétiens africains d’avoir une théologie scientifique africaine, mais ils devaient seulement procéder à l’adaptation de la théologie chrétienne universelle.
Tharcisse Tshibangu Tshishiku, quand à lui, avançait la thèse selon laquelle la théologie chrétienne, tout en ayant une visée universelle, est caractérisée par le contexte socioculturel à travers lequel elle surgit. D’où son combat pour une théologie chrétienne de couleur noire.
Ce débat modeste des années 1960, a marqué le début des discussions théologiques relatives à la théologie chrétienne africaine dans un contexte universitaire ou académique. Il sied de noter que plusieurs auteurs affirment que la théologie chrétienne africaine scientifique de l’époque contemporaine est née avec l’école de Kinshasa, suite au débat susmentionné.
Notons par ailleurs que bien avant ce débat, un livre collectif publié en 1956, intitulé “Les prêtres noirs s’interrogent”, est considéré par d’aucuns comme le manifeste de la théologie chrétienne africaine contemporaine. Dans ce livre collectif, les auteurs y dénonçaient le paternalisme des responsables des Églises chrétiennes occidentales de l’époque, qui décidaient presque tout en lieu et place des chrétiens africains. En plus, les auteurs dudit livre voulaient avoir droit au chapitre, c’est-à-dire assumer les conséquences de leur adhésion à Jésus-Christ et à son Église.
Ceci étant, il est impérieux de noter que, selon Tharcisse Tshibangu Tshishiku, le débat de principe sur la théologie chrétienne africaine, entre lui et son Doyen de l’époque, Alfred Vanneste, a été clos par le théologien congolais Oscar Bimwenyi Kweshi grâce à sa thèse, soutenue avec brio à l’Université catholique de Louvain en 1977, intitulée Discours théologique négro-africain. Problème des fondements. Cette thèse a été publiée en 1981, aux éditions Présences Africaines, et préfacée par Tharcisse Tshibangu Tshishiku lui-même.
En 2000, l’autre protagoniste de ce fameux débat, le chanoine Alfred Vanneste, est revenu aussi sur ce débat historique et sur la thèse incontournable d’Oscar Bimwenyi Kweshi en disant:
“Toujours mieux étayé et plus solidement structuré le thème du pluralisme théologique devenait ainsi progressivement une véritable doctrina communis. Nous n’avons pas à nous arrêter ici à la littérature abondante à laquelle il donnait lieu. Il y a néanmoins un ouvrage que nous ne saurions point passer ici sous silence. Il s’agit de la volumineuse thèse de doctorat de l’Abbé congolais Oscar Bimwenyi Kweshi, présentée à Louvain-la-Neuve en 1977, intitulée Discours théologique négro-africain. Problème des fondements. Elle dépassait, à notre avis, tout ce qui avait été écrit auparavant sur le sens, la possibilité et la nécessité d’une théologie typiquement africaine. Elle reste d’ailleurs, à notre connaissance, encore aujourd’hui l’étude la plus fondamentale en la matière. Elle se situe sur l’arrière-fond des progrès enregistrés ces derniers temps par les sciences du langage. L’Abbé Oscar Bimwenyi y explique comment, il ne peut y avoir pour les Africains, pleine révélation du mystère du Christ que dans la mesure où celle-ci est assumée par leur propre expérience spirituelle. À ce moment aussi, tout naturellement, à partir de la foi vécue, prendra forme le langage théologique proprement africain”.
Cette déclaration du chanoine Alfred Vanneste, bien que tardive, prouve à suffisance que Tharcisse Tshibangu Tshishiku avait raison de considérer le Discours théologique négro-africain d’Oscar Bimwenyi Kweshi comme clôturant le débat susmentionné. Tous les théologiens de proue de la théologie chrétienne africaine contemporaine, notamment Alphonse Ngidu Mushete, Engelbert Mveng, Hebga, Barthélémy Adoukounou, pour ne citer que ceux-là, de leur vivant, n’avaient jamais remis en cause la déclaration officielle de Tharcisse Tshibangu Tshishiku sanctionnant ainsi, la fin des discussions sur la possibilité d’une théologie chrétienne africaine par la thèse d’Oscar Bimwenyi Kweshi susmentionnée.
Donc, de Tharcisse Tshibangu Tshishiku, qui vient de nous quitter, les chrétiens africains, notamment les universitaires, doivent apprendre et retenir le fait que chaque théologie chrétienne est premièrement caractérisée, c’est-à-dire contextuelle, bien qu’ayant une visée universelle, dans le sens que la révélation dont elle se fait l’écho est universelle, destinée à l’humanité tout entière. Mais étant donné que le discours théologique chrétien est prononcé ou écrit par les humains d’un contexte socioculturel et sociopolitique bien déterminé, et non par les extra-terrestres, moyennant un langage qui est lui aussi une interprétation qui n’échappe pas à la logique de revêtement et de conditionnement historiques.
C’est cette intuition théologique de fond de Tharcisse Tshibangu Tshishiku, qui n’est pas forcément exclusive, qui a fait de lui l’une des bouches autorisées de la pensée chrétienne théologique scientifique africaine.
Nous lui sommes reconnaissants pour son courage et son honnêteté intellectuelle, qui ont fait à ce que les générations qui sont venues après lui, par example Oscar Bimwenyi Kweshi, Alphonse Ngidu Mushete et les autres, puissent pousser plus haut son intuition théologique incontestable.
La théologie chrétienne africaine n’est pas un cadeau venu de l’Occident ni encore moins de l’Orient, et que les chrétiens africains doivent adapter à leur contexte culturel, elle est plutôt la réflexion systématique, méthodique et rigoureuse des Africains sur leur foi vécue, en communauté de prière, sur le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ comme Père-Fils-Saint Esprit et, enfin, sur la transformation de l’humanité tout entière par la Parole théandrique, le Verbe qui s’est fait chair, aux puissances insondables. La théologie ou elle est africaine ou elle ne l’est pas. En tout cas, elle ne peut pas être africanisée.
Que les intellectuels chrétiens de l’univers africain soient galvanisés par l’héritage théologique de Tharcisse Tshibangu Tshishiku, afin d’élaborer d’une manière toujours renouvelée le Discours théologique négro-africain, et ce, à partir du promontoire et/ou du bosquet initiatique négro-africain.
Prof. Alain Mutela Kongo