Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Caillou né dans la profondeur d’un fleuve
Qui a dévié et qui est devenu fleuve
Dans cette déviance.
Tout cela pendant la saison de pluie.
Une saison de pluie qui a duré plus que d’habitude.
Puisque c’était une déviance d’un fleuve
Qui avait sa voie ailleurs.
la saison sèche avait fini par avoir raison du fleuve qui a dévié
Comme un destin qu’on veut fuir et qui finit
Par nous rattraper dans la démence de sa randonnée.
La saison sèche a fini par dévoilé au monde
Ce caillou qui est devenu une grosse pierre.
Puis, un après-midi, retentit du lointain
Vers là où le fleuve avait sa vraie voie,
La voix du Maître qui résonnait comme les cordes crispées
D’une guitare qui a joué sans se lasser
Un demi-siècle durant et qui a fini par imposer
Aux tympans incrédules qui feignaient de l’écouter
Tout en voulant vaquer à des occupations contraires,
Sa mélodie divine venue tout droit de la cuisse d’Orphée.
Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Qui n’eut pas écouté la voix du Maître éjaculer des sentences
D’une portée poétique à l’apparence inaccessible,
N’eut pas le privilège de comprendre les mystères
De la littérature dans ce qu’elle a de plus obscure
Et de plus lumineuse.
Il était l’image d’une poésie aux apparences
hermétiques mais qui comme un fleuve profond,
exigeait de détenir les codes
pour y pénétrer sans peur d’être noyé.
Il était la voix d’une poésie cousue
de morceaux de tissus venus
du plus profond de ses entrailles
et peinte avec une palette sémantique qui échappe
souvent à la compréhension à première vue.
Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Masegabio, cette source immense d’inspiration
Et de profondeur, était en lui seul, plus qu’une école,
Un temple par où on allait tantôt invoquer,
Tantôt prier, souvent pour écouter les oracles d’une dimension
Qui imposait beaucoup d’humilité afin de parvenir
Au cœur de ce qui y coulait avec une violence d’un fleuve en fureur.
Sa Parole était presque une répétition,
comme un refrain d’un morceau d’une symphonie éternelle
Et qu’on écoutait avec la même désinvolture,
La même attention,
Le même intérêt et le même plaisir
Jusqu’à devenir dans notre tête,
Une gravure imposante, une trace indélébile.
Si sa parole était presque une répétition,
Son écriture d’une puissance égale à son verbe et sa verve,
Était une continuité, une éternité, une quête infinie,
Un peu comme lui-même.
Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Un gros baobab vient de tomber sans bruit
Dans une forêt dense et qui laisse non pas de dégâts
Mais une musique infinie qui berce des cœurs
Aux sonorités desquelles sont né un chœur de larmes
Pour pleurer un maître,
Pour pleurer un guide,
Pour pleurer un père.
Partir, est-ce un sujet de se plaindre ?
Partir, est-ce une raison de regretter ?
Partir, est-ce une occasion de haïr la vie ?
Non,
Mais quand on perd un proche on a droit de se plaindre.
Quand on perd une référence on a droit de regretter.
Quand on perd un monument on est plongé dans la méditation.
Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Il est une grosse étoile qui vient de crever
Dans la constellation de la poésie congolaise,
Mais il est une foule de lumières nées d’elle
Et qui nous éclaire de ses rayons
Et qui nous servira à jamais de boussole.
Il est un navire détenant une cargaison de pierreries
Qui vient de chavirer dans l’océan
Mais il est un espoir né d’elle,
Qui dans les profondeurs des eaux de notre vie littéraire,
Fera naître une multitude de Philippe à la voix plus tendre,
Plus moderne, plus douce et moins coriace
Et qui nous rappellera à chaque instant Masegabio
Qui dort désormais et dormira à jamais loin de nous
Dans la Cité inconnue, la patrie des aïeux,
Le pays des morts situé au-delà de la terre notre mère.
Et où nous irons aussi à notre tour,
Quand viendra notre jour.
Je pleure un maître qui m’a fait fils,
Je pleure donc un père, je pleure un guide.
Ce poème est une oraison funèbre.
HERVEY N’GOMA,
Le 18 Mai 20222, 5 h 28 ‘